Photo ©Bruce Milpied (Hans Lucas)
INTERVIEW DE
MATHIAS PONTEVIA
1/ Pensez -vous que la pratique de l’improvisation radicale, celle que l’on appelle « libre », non idiomatique, totale est arrivée à une forme d’académisme ?
J’ai vécu les années 2000 en tant que musicien naïf. Étant né en 2010, je parlerai que de là jusqu’à nos jours.
Je pense souvent à Barre Philips qui illustrait son propos, lors d’un stage de pratique d’improvisation : « écoutez Evan Parker, ça fait 30 ans qu’il fait la même chose, et pourtant ce n’est jamais la même chose, c’est toujours présent, il travaille ». J’ai entendu, même après de nombreux concerts d’Evan Parker, au festival « Écouter pour l’instant » de Thomas Gouband, pour la première fois ce que travaille Evan Parker. J’ai entendu qu’il perd son phénomène sonore, qu’il lutte pour le retrouver, qu’il le tient à nouveau et qu’il travaille dedans, que c’est même après 30 ans toujours une bataille acharnée pour mener son travail minute après minute à chaque concert. Oui, il improvise là-dedans ; et pour ce « là-dedans », qui est son matériau de travail, son idée en musique, il mène une bataille physique et technique terrifiante au saxophone.
Je pense à Deleuze qui démontre que Michel-Ange ne fait qu’une chose : il peint des dos d’homme, c’est à dire des vecteurs-force ; que Francis Bacon ne fait qu’une chose : il peint la gravité. Le reste, c’est de la déco pour toucher son chèque du pape.
Je pense à la Tia Anica la Piriñica qui me hurle dessus des trucs que je ne comprends pas et qui me bouleversent. Elle improvise là-dedans, à sa place un tout petit truc, elle s’est juste levée de sa chaise, mais elle soulève le monde.
Je pense à Anne Careil, qui n’improvise pas les sons, mais qui vous déchire parce qu’à chaque note, elle travaille à épuiser l’instant.
Je pense à Miles Davis, cet imbuvable personnage capitaliste, sachant à peine jouer de la trompette, qui est un poète grec, une chanteuse de flamenco, qui ne fait qu’une chose : dramatiser l’instant. Ils se sont trouvé avec Gil Evans, parce qu’ils ont la même idée en musique.
Qui est prêt à aller là ? Qui est prêt à mettre de côté sa carrière de virtuose pour faire ça. Très peu et je n’ai d’attention que pour eux et celles/ceux qui veulent s’y essayer. Alors pour eux, non il n’y aura jamais d’académisme.
– Suite à la question 3 –
2/ Comment envisager sa musique de façon novatrice aujourd’hui ?
Note : « sa » musique : sa propre musique à soi ? Je sais trop ce que veut dire l’expression une musique « novatrice », donc je ne pense pas qu’il y ait de progrès en art. Il y a cependant des instruments nouveaux (et trop peu), des idées nouvelles, des statuts nouveaux de l’artiste, des outils de manipulation sonore et visuelle très puissants désormais à la portée de tous et un accès facile aux sons, films et cultures du monde entier. Pour ma part je m’attache à être présent à ce que je dois faire, à donner des clés d’entrée à mon travail et à questionner et agir sur la diffusion de mes sons aux auditeurs et regardeurs, le désordre toujours préféré à l’ordre.
3/ Qu’est-ce qu’une musique radicale ?
« il n’y a que deux sortes de musique ; la bonne la mauvaise » Duke Ellington. Partant, la bonne musique est toujours radicale. C’est la raison pour laquelle Platon se méfiait avant tout de la musique qui est le trouble même, parmi les arts et préconisait son contrôle quasi policier. Dans sa conception pré-chrétienne qui a toujours cours, la musique est rebelle à tout : - on ne peux en parler : on ne peut parler de musique qu’en son absence : quand la musique est là on se tait. – elle n’a pas de lieux : est-elle dans le son, dans l’oreille, dans la mémoire ? Dans le temps ? -La musique fait beaucoup et dangereusement pour la société. Elle est mimesis, non imitation de la nature mais représente (rend présent) l’apparence des choses, des passions : – radicalement le corps/la danse, avec rythmes ou vagues ou non rythmes – radicalement les sentiments (mélancolie, dignité, révolte … ) – radicalement la paresse et/ou la débauche. La musique radicale est la bonne musique, de plus rompre avec cette merde platonicienne serait radical et moderne en acceptant tout ce qui était dénoncé ci-dessus comme bon. Moderne et déjà vieux puisque Baudelaire avait déjà fait le pas: “la musique me prend comme une mer”. (s’)Accueillir dans le trouble le non-lieux le mouvant l’incertain la soupe de plancton la baignade.
4/ Décrivez moi l’album de rock essentiel
Jimi Hendrix : Electric Lady Land : pochette sublime, musique noire, musique contemporaine, 1968, électro-acoustique, bricolages de studio, le son des câbles électriques, sexualités, improvisation libre, Mitch Mitchell, 4 faces de LP.
5/ Comment abordez-vous votre pratique instrumentale aujourd’hui, que cherchez-vous et qu’avez-vous trouvé ?
Je pratique mon instrument pour être techniquement et musculairement en forme. Je pratique ma vie pour être apte à chercher et/ou improviser.
6/ Quelle est la différence entre un jazzman et un improvisateur ?
Les jazz(wo)men sont souvent des improvisateurs. Notez que je ne mets aucune hiérarchie de valeur entre improviser ou non, et en jazz en particulier ; je pense à Billie Holliday qui assez souvent n’improvise pas ou très peu, elle est bouleversante. Des inflexions infimes, sa présence et sa force font son art, qui change nos vies. Classiquement il est dit que le joueur de jazz travaille dans l’idiome jazz, quitte à le respecter, s’en « affranchir » ou s’en écarter plus ou moins. Je pense pour ma part, que c’est faux, que le jazz est le son que d’abord les jazz(wo)men et aussi les auditeurs, ont comme fantasme. Entre jazzy et jazz, la différence n’est pas la capacité à soi-disant improviser ; il n’y pas de différence de toute façon autre que le premier c’est de la merde l’autre est parfois une forme d’art. L’improvisateur, je corrige, te faisant parler, en improvisateur « libre » n’aurait pas ce fantasme-là. La plupart en ont d’autres moins facilement repérables, certains, rares et précieux, n’en ont pas d’autres que leur idée en musique.
7/ Êtes-vous à l’aise avec vos racines musicales ?
Non car je n’ai plus de place dans ma cd-thèque, alors comme c’est le foutoir, il va falloir que je monte des nouvelles étagères et je déteste le bricolage.
8/ Citez-moi un artiste essentiel que vous avez découvert récemment et en quoi son travail vous a renversé
Roméo Castellucci et Roberto Crippa. Le premier est metteur en scène et auteur de théâtre (probablement, à moins que ce ne soit de la danse ou du cinéma) et s’amuse, après m’avoir fait quasi-vomir puis ennuyé extrêmement pendant près de 2 heures, à m’envoyer dans la l’espace assis, nu et cheveux au vent, sur la tête d’une fusée Ariane V, si bien que je ne sais plus si c’était bien de l’ennui et du vomi. (The Four Seasons Restaurant). Il fait aussi très bien me faire acheter une place et assister au ballet du sacre du printemps de Stravinski dont les danseuses sont de bennes qui versent de la poudre d’os de bovidés. Pour la première fois depuis que j’ai croisé porte bouteille de Marcel Duchamp, je vois du « spectacle vivant » (?) ni beau ni laid, mais comme disait Duchamp, indifférent. (Le Sacre du Printemps). Le deuxième fait de la musique avec des instruments modernes, produit des sons qui arrachent la gueule et les agence de façon lyrique et intelligente. Roberto Crippa – Helix [Reverse 2014]
9/ Comment se prénomme le duende dans l’improvisation ?
Je dis qu’on doit dire le duende : parce que ce que l’on nomme fixe et réduit ce que l’on veut transmettre, et que le duende est un des rares mots qui veut dire qu’on ne peut dire ce que tout le monde ressent.
10/ Quel est votre plat préféré ?
Le Macron au beurre noir.